Les élections en Inde qui convoquent quelques 968 millions d’électeurs aux urnes entre le 19 avril et le 1er juin se solderont-elles par un troisième mandat de Narendra Modi et de son parti le BJP ? C’est en tous cas le scénario qu’ont retenu les sondages qui prédisent une large victoire du Premier ministre sortant et de ses alliés lorsque les résultats tomberont le 4 juin prochain. Face à lui, la coalition de partis régionaux et nationaux qui s’est réunie autour de Rahul Gandhi (héritier de la famille Nehru-Gandhi fait pâle figure et n’est toujours pas parvenue à se renouveler après les deux débâcles de 2014 et 2019. Le parti du Congrès est encore paralysé par ses rivalités internes et l’absence de vision commune, tandis que le « parti safran » (BJP) peut désormais capitaliser sur la progression économique du pays, les aspirations nationalistes de la jeunesse et la puissance d’incarnation de Modi.
Reste à comprendre comment Modi s’est imposé comme cet homme au-dessus de la mêlée vers qui tous les regards convergent. Comment est-il parvenu à atteindre aussi bien la haute société que les basses castes. Pour le peuple indien, il est l’homme charismatique qui défend la « réémergence » de l’Inde à l’international (tensions avec la Chine, relations amicales avec D. Trump, V. Poutine, E. Macron…) et lui permet enfin de boxer dans la catégorie des grandes puissances. À l’intérieur, Modi est devenu la figure paternaliste et religieuse, le protecteur de la nation qui lutte contre les « puissances de l’étranger » que sont les musulmans, les chrétiens ou encore les journalistes et les ONG occidentales. Sa vision et son programme sont ceux qui ont été théorisés dans le concept d’hindutva (hindouité).
Modi est l’homme qui est arrivé au pouvoir au bon moment. Il récupère les dividendes des réformes de son prédécesseur. En effet, il prend la suite de Manmohan Singh, le père des réformes économiques indiennes, qui fut ministre des Finances entre 1991 et 1996 et Premier ministre entre 2004 et 2014. Manmohan Singh est un peu à l’Inde ce que Deng Xiaoping est à la Chine – toute proportion gardée.
Son trident de réformes LPG (libéralisation, privatisation, globalisation) a libéré le potentiel économique indien qui était jusque-là étouffé par le contrôle fort d’un État socialiste (notamment avec les fameux licences raj qui réglementaient la création et l’exploitation des entreprises, les nationalisations sous Indira Gandhi, des droits de douane élevés, des licences d’importation restrictives…). En peu de mots, les réformes LPG étaient axées sur l’ouverture des marchés intérieurs à la concurrence pour accroître la productivité et l’ouverture de l’économie au commerce mondial pour accroître la compétitivité et bénéficier des investissements directs à l’étranger et des transferts technologiques. En parallèle, un certain nombre de mesures fiscales et réglementaires ont permis de stimuler la demande intérieure en réduisant la pression sur les ménages et l’industrie. Ainsi est née la classe moyenne indienne.
Si la libéralisation reste partielle dans cet État où la corruption et le clientélisme sont de vieilles habitudes, la porte était ouverte pour qui voulait bien approfondir ces réformes de modernisation économique. Modi s’est acquitté de la tâche dès son premier mandat à partir de 2014 et en a récolté les bénéfices politiques.
Ainsi, en 30 ans, le PIB indien a plus que décuplé en passant de 327 milliards de dollars (1990) à 3732 milliards (2023), l’extrême pauvreté est passée de 45,3 % en 1993 à 7 % en 2021. Simplement entre 2006 et 2017, 271 millions de personnes sont sorties de la pauvreté. En outre, le développement économique a fait naître la plus grande classe moyenne du monde qui stimule la consommation intérieure (elle représentera la moitié de la population d’ici 2030). Aujourd’hui, certaines statistiques de l’économie indienne affolent les compteurs. La reprise post-covid a été fulgurante avec un taux de croissance culminant à 9,7 % en 2021 et 7,8 % en 2023. Avec des projections de croissance du PIB à 6,6 % en 2024 et 2025, l’économie indienne se place en tête des pays de l’OCDE devant l’Indonésie et la Chine. Le ministère des Finances table quant à lui sur une croissance dépassant les 7 % sur l’année fiscale en cours.
Si ces prévisions se réalisent, l’Inde qui est actuellement le cinquième PIB mondial selon le FMI pourrait bien devenir la troisième économie mondiale derrière les États-Unis et la Chine dans les trois prochaines années. L’Inde est surtout devenu un pays attirant qui fait parler de lui. En témoigne l’envolée de la capitalisation de la bourse indienne qui s’est hissée à la quatrième place mondiale en janvier 2024 (avec une progression de 100 % sur cinq ans), signal de la confiance croissante des investisseurs internationaux dans la politique économique de Modi et dans le dynamisme de croissance du pays.
Après sa réélection triomphale en 2019, le gouvernement de Modi n’avait pas hésité à modifier la Constitution pour retirer son autonomie à l’État du Jammu-et-Cachemire (à majorité musulmane, et contesté par le Pakistan et la Chine) et rendre non-éligibles à la citoyenneté indienne les migrants musulmans venant du Bangladesh, du Pakistan ou encore d’Afghanistan.
Sa probable réélection en 2024 pourrait lui permettre de poursuivre l’agenda nationaliste hindou dont l’une des priorités est d’instaurer un Code civil uniforme à travers le pays en retirant aux minorités religieuses et ethniques certaines de leurs libertés. Plus encore, si Modi parvient à obtenir plus de 400 sièges à la chambre basse (il en avait obtenu 352 sur 543 en 2019), soit plus de 75 % des sièges, il aurait une majorité suffisante pour modifier la constitution laïque de la république indienne. Il s’est d’ailleurs publiquement fixé cet objectif de 370 sièges pour son parti, et 400 pour sa coalition.
La minorité musulmane – si l’on peut encore parler de minorité quand il s’agit de quelques 200 millions de personnes – n’est pas la seule qui soit dans la ligne de mire du BJP et des associations nationalistes hindous qui le soutiennent. Le gouvernement s’attaque également à la minorité catholique, ce qui peut surprendre quand on sait qu’elle ne représente qu’un peu plus de 2 % de la population. Que leur reproche-t-il ? Surtout leur pouvoir au sein des universités, les grands colleges indiens étant souvent des institutions fondées et tenues par les jésuites (Saint Xavier à Calcutta, Saint Xavier à Mumbai, Saint Ignace de Loyola à Chennai, Saint Stephen à Dehli…). Le BJP fait tout pour mener une vie impossible à ces universités à qui il reproche de propager un système de valeurs allant contre sa vision de l’unité de l’Inde autour d’un héritage religieux et culturel hindou. Ce qu’il dénonce par-dessus tout, ce sont les conversions qui menacent la stabilité de l’ordre social organisé autour du système de castes (l’État du Karnataka a même promulgué une loi « anti-conversion » en 2022 pour vérifier par de longues procédures administratives qu’il ne s’agisse pas de conversions forcées ou de manipulation). Or, de nombreux intouchables se sont convertis et continuent à se convertir au catholicisme. Il faut aussi y ajouter un manque de prudence de certains catholiques prônant des concepts comme la théologie de la libération qui s’opposent frontalement à la culture hindoue et excitent la virulence des nationalistes.